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Le « débriefing francophone » : origines, définitions, évolutions, efficacité. Trois décennies de discours spécialisé vers la thérapie du trauma - 16/06/22

The “Francophone debriefing”: Origins, definitions, developments, effectiveness. Three decades of specialized discourse on trauma therapy

Doi : 10.1016/j.evopsy.2021.06.017 
Yann Auxéméry a, , b
a Université de Lorraine, EA 4360 « Adaptation, mesure et évaluation en santé. Approches interdisciplinaires » (APEMAC), Équipe EPSAM, 57000 Metz, France 
b Groupe hospitalier territorial Lorraine Nord, Centre hospitalier spécialisé de Jury, Centre de Réadaptation de Jour pour Adultes, 12, rue des Treize, 75070 Metz, France 

Auteur correspondant.

Résumé

Objectifs

Le « débriefing » après confrontation à un événement potentiellement psychotraumatique, notamment organisé par les cellules d’urgence médico-psychologique en France, a pu faire couler beaucoup d’encre entre ceux qui l’adulent ou ceux qui le honnissent, autant dans la presse spécialisée que dans les médias destinés au grand public. Pratique indispensable visant à traiter les blessures psychiques pour les uns, charlatanerie pourvoyeuse d’aggravation des symptômes post-traumatiques pour d’autres, les recommandations médico-psychologiques sont longtemps restées sibyllines devant l’absence d’études de niveau de scientificité suffisant. Aussi, de nombreux praticiens ont pu confondre les deux grandes versions du débriefing alors que la théorie sur laquelle s’est développée le debriefing de Mitchell dans le monde anglo-saxon a été exposée comme divergente, voire opposée, à celle ayant vu naître le « débriefing francophone ». Mais trente ans après sa naissance, aucune étude n’a proposé une synthèse critique de la notion de « débriefing francophone » ! Ce vide semble renvoyer à l’indicibilité constitutive, puis symptomatique du traumatisme psychique, indicibilité qui avait pourtant justement justifié l’organisation des soins allant au-devant d’une demande impossible à formuler par les personnes blessées psychiques, afin de significativement améliorer leur pronostic médico-psychologique dans la durée. Au regard de ces éléments, nous nous proposons d’étudier le discours spécialisé concernant le « débriefing francophone » tel que défini et relayé par les psychiatres et psychologues afin d’identifier les étapes de la construction de ce temps de soins, la maturation de sa pratique et la théorisation de ses mécanismes thérapeutiques.

Méthodes

Les articles de langue française publiés dans les revues de médecine et de psychologie entre 1990 et 2019 inclus ont été sélectionnés à partir de l’inscription du mot-clef « debriefing » dans cinq moteurs de recherches ainsi que dans les thesaurus de la bibliothèque interuniversitaire de médecine et de la bibliothèque centrale du service de santé des armées. Après examen par trois logiciels d’analyse du discours avec quantification des unités textuelles et facilitation de retour au texte par mot-clef, nous réalisons une analyse de contenu.

Résultats

Sur trois décennies, près de 130 articles s’intéressent au débriefing francophone. Plus de la moitié de ces titres ont été publiés dans 6 revues par une dizaine d’auteurs. Les articles destinés à la conceptualisation représentent près d’un tiers du total, à équivalence de ceux traitants de la pratique en situation réelle. Les espaces généralistes et organisationnels apparaissent surreprésentés comparativement aux études scientifiques. La synthèse des données qualitatives concernant les principes, les indications et contre-indications, les objectifs et l’organisation du débriefing de groupe est présentée sous forme de tableaux. Les informations collégiales correspondant à la phase centrale du débriefing, c’est-à-dire à la prise de parole des membres du groupe et à l’action directe des praticiens ont été synthétisées au style informatif (ces principes sont aussi valables pour le débriefing individuel). Enfin le nombre d’articles abordant précisément les mécanismes thérapeutiques correspond à moins de 10 % des références sélectionnées et peut se résumer à moins de 30 propositions.

Discussion

Le discours spécialisé psychologique et psychiatrique s’émancipe à partir d’un inter-discours témoignant du contexte socio-anthropologique d’une époque, lequel influe sur la définition des diagnostics comme sur les stratégies thérapeutiques. D’autres corpus mériteraient aussi d'être étudiés comparativement au nôtre, eu égard à l’efficience de la transmission d’un savoir-faire, notamment par l’analyse des cours et des supports de cours, par exemple produits par le collège des professeurs de psychiatrie et de psychologie. Il serait également intéressant d’examiner la parole spécialisée écrite de celle tenue dans les congrès et réunions scientifiques. Enfin, au plus proche de la pratique réelle « orale » difficilement saisissable dans l’instant de son déploiement, conviendrait-il surtout d’étudier les discours constitués par les fiches techniques, les notes de services, les observations cliniques, les attestations psychologiques, les rapports de cotation d’activité, les comptes rendus de mission rédigés par les soignants, etc., en un mot tout ce qui constitue la littérature « grise », c’est-à-dire non publiée mais témoignant d’un « corpus de terrain » autant qu’elle rend compte directement d’une pratique effective… s’éloignant peut-être du discours écrit « officiel » qu’il soit réglementaire ou doctrinal.

Le corpus étudié vulgarise la conception de traumatisme psychique par ses dimensions cliniques et étiopathogéniques (essentiellement psychopathologiques sans guère aborder les aspects neurobiologiques ou socio-anthropologiques) et sa prise en charge post-immédiate (par ses développements organisationnels, théoriques et pratiques). Mais toutes ces notions s’avèrent abordées de manière segmentaire via des paragraphes différents sans liens avancés entre eux. Fort peu d’articulations existent avec les concepts de psychiatrie ou de psychologie générale, ou encore l’inscription au sein d’une théorie globale de la psychothérapie. Aussi, la synthèse organisant les données qualitatives focalisant sur la définition de la phase centrale du débriefing se découvre surprenamment ténue, matérialisant de nombreuses répétitions littérales d’un article à l’autre. De surcroît, les notions thérapeutiques apparaissent morcelées autant qu’elles restent surtout sectorisées aux actions post-immédiates, faisant fi des soins immédiats et de suivi ultérieur. Enfin, certaines béances apparaissent : peu de mention des traumas familiaux, silence concernant les spécificités chez l’enfant, et seules quelques publications possèdent une méthodologie scientifique. Comment comprendre ces discontinuités ? Notre hypothèse conçoit que la dissociation traumatique infiltre le discours théorique produit à son égard, quitte à favoriser les impasses constitutives de la clinique-même du trauma apparaissant via les dimensions anomiques, répétitives et de désorganisation discursive caractérisant le syndrome psycholinguistique traumatique (SPLIT). Comment s’en extraire pour et par la pratique thérapeutique ? Au décours d’un événement potentiellement psychotraumatique, dans les suites des premiers secours psychologiques opérationnels dispensés par les pairs, un défusing mérite d’être proposé par des soignants formés. Si certains auteurs l’on considéré comme une version épurée du débriefing, le defusing vise davantage une verbalisation du « vécu immédiat » plutôt que de l’« événement dans sa globalité » sur le modèle du débriefing complet. Dans tous les cas, qu’un defusing puis/ou qu’un débriefing ai(en)t été ou non réalisé(s), un temps thérapeutique qualifiable de « débriefing différé » nous paraît devoir être organisé au cours des premières semaines suivant une confrontation psychotraumatique. Parfois, ce débriefing « différé » ne sera réalisé que plusieurs années après un trauma, à l’initiation des soins reportés par la phase de latence et l’indicibilité entraînées par la blessure psychique. Des temps de débriefing seront ensuite utilement mobilisés au cours du suivi, notamment lorsque les symptômes post-traumatiques cardinaux persistent : des éprouvés occultés lors d’un premier passage nécessitent souvent d’être révisés afin d’éclaircir leurs zones d’ombre, de reprendre une reviviscence dévoilée à la levée d'un pan d'amnésie dissociative. Le bénéfice thérapeutique peut être rapide si les séances sont rapprochées mais la durée de la prise en charge reste déterminée par la symptomatologie et, seul un suivi permettra de conforter une rémission pérenne.

Conclusion

Du defusing au débriefing vers les soins subséquents, les principes classiquement promus par les psychothérapies psychodynamiques concourent à un objectif commun : la symbolisation du traumatisme via un sens nouveau à construire. L’étude psycholinguistique apparaît ici un espace de recherche heuristique afin d’expliciter l’étiopathogénie, les formes cliniques, et surtout l’offre de soins proposée aux patients souffrant de troubles psychiques post-traumatiques. Alors que le syndrome psycholinguistique traumatique témoigne de la blessure du langage constitutive du trauma, inversement, c’est une parole singulière qui permet de s’extraire des conséquences de la dissociation. À l’heure où différentes « écoles » s’annoncent concurrentes dans l’univers des psychothérapies (protocoles comportementaux et cognitifs, traitements par l’hypnose, thérapies par mouvements oculaires, thérapies narratives, etc.), l’analyse de la restauration du langage pourrait unifier une conception spécifique de l’apaisement des conséquences traumatiques tout en définissant des marqueurs linguistiques offrant d’évaluer l’efficacité des traitements recommandés. Mais quels seraient précisément les mécanismes thérapeutiques actifs ? Quels rôles détiendraient les liens intersubjectifs appelés dans l’interlocution entre patient et praticien ? Grâce à certains actes de langage, les opérations psychiques que nous appelons « psychothérapie » apparaissent constituées par des mobilisations de réseaux de significations.

Le texte complet de cet article est disponible en PDF.

Abstract

Objectives

Much has been written about “debriefings” carried out after a confrontation with a potentially psychotraumatic event, in particular those organized by medico-psychological emergency cells in France – by those who adore or who hate them, with nearly equal space given in the specialized press as in mass media. An indispensable practice aimed at treating psychological wounds for some, charlatanism that worsens post-traumatic symptoms for others, medico-psychological recommendations have long remained cryptic in the face of the absence of studies with a sufficient level of scientificity. Also, many practitioners confuse the two main versions of the debriefing, while the theory on which Mitchell's debriefing developed in the Anglo-Saxon world has been exposed as divergent, even opposed, to that which gave rise to the “franchophone debriefing.” But thirty years after its birth, no study has offered a critical synthesis of the notion of “francophone debriefing!” This void seems to refer to the constitutive, then symptomatic, unspeakability of psychic trauma, an unspeakability which has, however, justified the organization of care that anticipates an impossible-to-formulate request by psychically wounded subjects, with the stated aim of significantly improving their medico-psychological prognosis, over time. We study the specialized discourse concerning the “Francophone debriefing,” as defined and relayed by psychiatrists and psychologists, in order to identify the stages of the construction of this time of care, the maturation of its practice, and the theorization of its therapeutic mechanisms.

Methods

The French-language articles published in medical and psychology journals between 1990 and 2019 were selected by entering the keyword “debriefing” in five search engines as well as in the thesauri of the interuniversity library of medicine and the central library of the military health service. After an examination by three discourse analysis softwares that provided a quantification of textual units and a facilitation of return to text by keyword, we perform a content analysis.

Results

Over three decades, nearly 130 papers focus on the Francophone debriefing. More than half of these titles were published in six journals by a dozen authors. Papers intended for conceptualization represent almost a third of the total, as do those dealing with real-world practice. Generalist and organizational spaces appear over-represented compared to scientific studies. The summary of qualitative data concerning the principles, indications and contraindications, objectives and organization of the group debriefing is presented in tabular form. The collegial information corresponding to the central phase of the debriefing, that is, to the verbal expression of group members and to the direct action of the practitioners was synthesized in the informative style (these principles are also valid for the individual debriefing). Finally, the number of papers specifically addressing the therapeutic mechanisms corresponds to less than 10% of the references selected and can be reduced to less than 30 clauses.

Discussion

Specialized psychological and psychiatric discourse emanates from an inter-discourse testifying to the socio-anthropological context of an era, which influences the definition of diagnoses as well as therapeutic strategies. Corpora other than the one we established would also merit study, given the efficiency of the transmission of know-how, in particular by the analysis of courses and course materials, such as those produced by the college of professors of psychiatry and psychology. It would also be interesting to examine specialized publications, such as proceedings of congresses and scientific meetings. Finally, to get as close as possible to real “oral” practice, which is difficult to grasp at the moment of its deployment, it would be advisable to study the discourse constituted by technical files, service notes, clinical observations, psychological certificates, activity rating reports, mission reports written by caregivers, etc., in short, everything that constitutes “gray” literature: unpublished speech that testifies to an “on-the-ground corpus” as much as it directly accounts for an effective practice. This “gray” literature thus distinguishes itself from an “official” written discourse, be it regulatory or doctrinal. The corpus we studied popularizes the conception of psychological trauma through its clinical and etiopathogenic dimensions (essentially psychopathological, without addressing the neurobiological or socio-anthropological aspects) and its post-immediate management (through its organizational, theoretical, and practical developments). But all of these notions turn out to be approached in a segmental fashion via different paragraphs with no links between them. Very little articulation exists with the concepts of psychiatry or general psychology, or the inscription within a global theory of psychotherapy. Also, the synthesis of the qualitative data, which focuses on the definition of the central phase of the debriefing, is surprisingly tenuous, materializing numerous literal repetitions from one article to another. In addition, therapeutic concepts appear fragmented as much as they remain mainly sectorized for post-immediate actions, ignoring immediate care and subsequent follow-up. Finally, certain openings appear: little mention of family traumas, silence concerning specificities in children… Only a few publications use a scientific methodology. How to understand these discontinuities? Our hypothesis is that traumatic dissociation infiltrates the theoretical discourse produced about it, up to favor the constitutive impasses of trauma that appear in the anomic, repetitive, and discursive disorganization that characterizes traumatic psycholinguistic syndrome (SPLIT). How to extract it for and through therapeutic practice? In the wake of a potentially psychotraumatic event, in the aftermath of operational psychological first aid provided by peers, defusing should be offered by trained caregivers. While some authors have considered it a stripped-down version of debriefing, defusing aims more at a verbalization of the “immediate experience” rather than of the “event as a whole.” In all cases, whether or not a defusing and/or a debriefing has been carried out, a qualifying therapeutic time of “deferred debriefing” seems to us to have to be organized during the first weeks following a psychotraumatic confrontation. Sometimes, this “deferred” debriefing will only be carried out several years after a trauma, at the initiation of care postponed by the latency phase and the indecipherable caused by the psychological injury. Debriefing times will then be usefully mobilized during the follow-up, in particular when the cardinal post-traumatic symptoms persist: experiences hidden during a first visit often need to be revised in order to clarify their gray areas, with the appearance of flashbacks after the lifting of dissociative amnesia. Frequent sessions can bring about therapeutic benefits, but the duration of the treatment remains determined by the symptoms and only a follow-up will make it possible to consolidate a lasting remission.

Conclusion

From defusing to debriefing towards follow-up care, the principles classically promoted by psychodynamic psychotherapies contribute to a common objective: the symbolization of trauma via the construction of a new meaning. The psycholinguistic study appears here as a space for heuristic research in order to clarify the etiopathogenesis, the clinical forms, and especially the types of care offered to patients suffering from post-traumatic mental disorders. While traumatic psycholinguistic syndrome testifies to the linguistic wound that constitutes trauma, conversely, it is singular discourse that allows one to extract oneself from the consequences of dissociation. At a time when world of psychotherapy seems to be reduced to a competition between “schools” (behavioral and cognitive protocols, hypnosis treatments, eye-movement therapies, narrative therapies, etc.), the analysis of the restoration of language could unify a specific conception of the traumatic consequences and define linguistic markers that can evaluate the effectiveness of the recommended treatments. But what, exactly, would be the active therapeutic mechanisms? What roles would the intersubjective links called for in the discussion between patient and practitioner hold? Thanks to certain speech acts, the psychic operations that we call “psychotherapy” appear to be constituted by mobilizations of networks of meanings.

Le texte complet de cet article est disponible en PDF.

Mots clés : Trouble de stress post-traumatique, Débriefing, Defusing, Intervention psychologique post-immédiate, Linguistique, Syndrome psycholinguistique traumatique, Psychothérapie, Efficacité, Prévention

Keywords : Post-traumatic stress disorder, Debriefing, defusing, Post-immediate psychological intervention, Traumatic psycholinguistic syndrome, Effectiveness of psychotherapies, Prevention


Plan


 Toute référence à cet article doit porter mention. Auxéméry Y. Le « débriefing francophone » : origines, définitions, évolutions, efficacité. Trois décennies de discours spécialisé vers la thérapie du trauma. Evol psychiatr. 2021; 86 (4): pages (pour la version papier) ou adresse URL et [date de consultation] (pour la version électronique).


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Vol 87 - N° 2

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